dimanche 30 novembre 2014

Défi NB - 5 - Back and again.

J'vous ai manqué ? Comment ça "non" ? Ici, c'est le temps/la motiv'/le poney/le remblai qui ont manqué.
Aujourd'hui, suite et fin, enfin, du défi noir et blanc après deux semaines et trois brindilles de silence.


 J'appréhende toujours un peu la perspective de devoir rester assise une journée entière sur une chaise à écouter quelqu'un parler, prendre des notes, et parfois devoir placer un trait de finesse au bon moment. Cette dernière étape, avouons le, est quasi-obligatoirement zappée: finesse et moi-même ne faisant déjà pas très bon ménage, si le timing doit aussi être le bon, autant abandonner toute idée de briller en société. Lever la patte et répondre brillamment devant une trentaine de paire d'yeux tournés dans la même direction ? Impossible, malgré les quinze ans standards de scolarité silencieuse. Chuis mega-timide. Si si, pour de vrai.
C'est donc dans une parfaite passivité apparente que j'aborde une journée de "conférence" avec le photographe Ulrich Lebeuf, à Carcassonne, entourée des élèves d'une formation au nom à rallonge qui cause en majeure partie de photo documentaire, et s'adresse donc, vous l'aurez compris, aux couillons d'auteurs en galère dans mon genre: les gens qui prennent des photos, et aussi un vrai boulot à côté pour payer leur toit et leur croûte.

Si j'ai commencé par mentionner mon appréhension sans approfondir, c'est à cause de la faille digressionnelle habituelle. Revenons à nos moutons; placez-en un noir et pas frisé sur une chaise, et observez sa réaction au fil du temps.
20 minutes: première petite sieste.
45 minutes: deuxième petite sieste.
1h30: mal au cul, changement hasardeux de position.
1h50: étude approfondie du t-rex en train de courser un lapin géant de l'autre côté de la fenêtre (certains rabat-joie vous soutiendront que c'était un nuage sans intérêt, ne les écoutez pas).
2h20: manque de nicotine avéré, besoin urgent de se dégourdir les pattes en s'encrassant les poumons.

Reportez maintenant cette analyse tout à fait objective à un cas pratique, par exemple une journée de cours, ou une journée de boulot dans un bureau. Je vous laisse conclure vous-mê... zzzZZZzzzZZzZzzzZzz.

Fort heureusement, Ulrich n'est pas prof, n'aime pas dispenser de cours magistral, et n'est pas là pour enfiler des perles. Ça tombe bien, j'avais pas prévu de faire de cadeau de fête des mères, personne dans la salle non plus apparemment. Il nous montre ses photos en commençant par sa série prise dans le nord de la France, dans le cadre du reportage "Les oubliés de nos campagnes" (vous cliquez et vous lisez et écoutez TOUT, c'est un ordre). J’entrouvre un œil; je l'ai survolé l'année dernière ce boulot, entre deux autres, dans un accès habituel de web-sérendipité accrue. Le sujet me parle pour l'avoir grattouillé du bout du doigt (rappelez vous de Georges).

Ecouter Ulrich parler pendant vingt bonnes minutes de chacune de ses photos me transporte bien plus loin que ce que je pouvais imaginer, et un rouage coincé de ma cervelle de poule en hibernation depuis des années se débloque d'un coup. Putain, ce mec sait raconter une histoire, en mélangeant toutes sortes de cadres, de focales, de lumières, sans se cantonner à une technicité vampirisante. Il fait ce que je n'arrive pas à faire: immersion, beaucoup, longtemps.

Vous voulez rencontrer les gens ? Commencez par faire un tour au bistrot, et buvez des coups. Sans votre appareil photo. 

Aussi improbable que ça puisse paraître, on a à peu près la même technique, ce qui me rassure un peu.

N'ayez pas peur de dire "je". C'est très difficile de faire en sorte que les personnes que vous rencontrez vous oublient, vous et votre appareil photo, au point de vous laisser le champs libre à tout déclenchement. C'est ça qui vous amène à vous affirmer en tant qu'auteur à travers vos images. Vous devez être à la fois très présent et totalement absent. Je ne sais pas comment vous l'expliquer, ça se fait naturellement, ou ça ne se fait pas du tout.

Et voilà, paf dans ta gueule, ramasse tes dents ma p'tite. La voilà la réponse. Enfin, un bout de réponse. Restent encore plein de miettes à ramasser pour faire un beau gâteau (et un beau boulot).

Travaillez avec des focales fixes. Et aérez vos compositions. Au 35, au 28, au 50... Moi, j'aime bien le 35, ça fait des images bordéliques, c'est marrant quand il se passe des trucs dans tous les sens. Rapprochez vous, éloignez vous, marchez, faites des bornes avec l’œil dans le viseur. Décadrez. Débullez. Déclenchez, plantez vous, recommencez. Évitez les regards directs de vos sujets vers l'objectif. Enfin bon, je vous oblige pas hein, mais moi j'aime bien bosser comme ça !

Je commence à changer de couleur pour passer vers un rouge cramoisi et honteux. Le 50 mm est au placard. Le 35mm, je n'ai jamais réussi à en faire quoique ce soit. Le 24-70 ? Souvent bloqué à 24mm, et à 70mm aussi. Oups.

Quand on fait un reportage dans ce genre là, il faut faire très attention à la limite entre l'immersion, l'implication émotionnelle et personnelle très forte, et le détachement total. Cette limite-là, elle est si fine qu'il vous faudra tout le temps la reconsidérer et la déplacer. Vous aurez besoin, pour votre santé mentale, de déconnecter, même en pleine immersion. Il m'est arrivé de devoir faire dix bornes en voiture, gueuler un grand coup, et revenir une heure plus tard une fois calmé.

Je commence à comprendre ce qui pêche dans tous mes boulots de ces dernières années. Il n'y a pas d'histoire, à part dans ma tête. Pas d'immersion. Je voulais raconter mais j'ai illustré, bêtement et méthodiquement, comme tout le monde. Je croyais tenir des bonnes images bien nettes et bien cadrées, mais j'avais oublié le fil narratif. Mes séries à peu près construites défilent quelque part entre ma cervelle de gallinacé anémique et mes yeux brouillardeux: non, vraiment, aucun fil, aucune narration, aucune histoire. Tout est à recommencer et à repenser, ailleurs et surtout autrement.

Ulrich nous invite à montrer nos portfolios pour une séance de critique en groupe. Ça tombe bien, j'ai pas pris le mien, qui de toutes façons n'est pas à jour depuis un bon moment (oups). Les séries de photos des étudiants défilent, j'accroche à certaines, beaucoup moins à d'autres. Ma cervelle de poule turbine à pleine balle, les critiques y germent quelques secondes avant d'entendre les mêmes de la bouche d'Ulrich. Pour une fois, j'ai bien compris la leçon, et c'est pas plus mal. Une série d'une p'tite jeune de la formation photo documentaire retient l'attention générale. Ulrich l'encourage et s'extasie rapidement.

Faut des ronds pour se mettre un bon moment en immersion quand tu tiens quelque chose. T'as des tunes ? Non ? Prends des boulots à la con, ménage, baby-sitting, mariages... Et après, fais ce que tu aimes, mais surtout ne laisse pas tomber. Quand j'avais vingt ans, j'ai commencé par faire du photo-filmage, l'hiver à la montagne et l'été à la plage. Y'a pas plus formateur comme école. On ne photographie pas un gamin et une vieille rombière de la même façon, on apprend vite à aborder les gens comme un humain et pas comme un VRP. Et après, on peut faire ce qu'on veut, même si ça coûte plus de fric que ça n'en rapporte au début. Commencez à prendre des photos dans votre quartier, devant chez vous. Des histoires à raconter, il y en a partout; une fois que vous vous serez cassé les dents sur vos voisins, vous pourrez vous préoccuper de ce qui se passe à l'autre bout du monde.

Ça y est, je trépigne sur ma chaise. L'idée crétine vient de germer. Elle me titille un bon moment, environ quatre heures, le temps de trajet en train vers mon bunker gersois pour me planquer quelques jours. Il faut faire quelque chose, putain, je VAIS faire quelque chose, là y'a plus moyen de tourner autour du pot ! Sac balancé et aussitôt dézippé, Nikon extrait, 24-70 vissé, porte de l'atelier patriarcal poussée, en deux minutes j'ai le cul sur le tour à bois et l’œil dans le viseur, à plus ou moins 38 centimètres du bout des doigts de mon père, aux prises avec une énième sculpture décentrée dont il a le secret.

Ah oui, j'avais sûrement oublié de vous en parler. Depuis un an, je m'évertue à photographier, très chirurgicalement, les exécutions pas à pas de ses petits bidules au tour à bois. Ça l'amuse et ça plait à ses copains qui comprennent enfin comment il fait, mais moi, je sais pas quoi en faire de ces photos-là. Une c'est bien, deux c'est sympa aussi, à partir de la troisième, on se fait chier. J'en ai plus de 150 après editing. Toutes quasi-semblables, à 70mm, f2.8 ou f4 dans le meilleur des cas. Voilà pour les perspectives réduites en ce qui concerne la profondeur de champs et les utilisations hypothétiques du-dit boulot.

Et si je testais au 35mm ? Effectivement, on respire mieux. Ça a pas l'air si mal. Et hop, emballé c'est pesé !



Bon, comme la nature est bien faite, j'ai cadré comme un cochon, et le point, bah il est pas là où il devrait être. Mais quand même, je suis contente (d'avoir à nouveau plein de trucs à apprendre, indeed).
Il semblerait qu'il soit temps de mettre le 24-70 au placard pendant un petit moment et de se reconcentrer sur le 35mm et son copain le 50mm. Et de penser à la suite du projet, DES projets, et aussi d'autres trucs, de changement de lune, de tout ça quoi. Je l'ai maladroitement dit plus haut, mais deux fois c'est mieux pour vos deux oreilles et vos deux yeux: tout est à recommencer et à repenser, ailleurs et surtout autrement.

Ce 7 novembre 2014, j'ai pris une claque tellement claquissime en pleine gueule, que j'ai du attendre trois semaines avant d'écrire par peur de mettre le feu au clavier. Pour l'impérialité de la conclusion, on repassera. Pour l'ouverture d'une nouvelle ère de connerie chocolatée, houblonnée et pixellisée... Welcome on board.

C'est la fin du cycle des cinq photos en noir et blanc, encore merci à Jennifer pour le lancement du défi qui m'a permis de relancer le blog ! Et surtout, merci à ceux qui ont eu le courage et la patience de tout lire. Kess que ça peut en raconter des conneries une Boulette !

Comme je me suis vite rendu compte qu'il est tout vieux ce blog, tout moche et tout dépassé (et pas responsive et so 2008), je suis en train de bosser sur son remplaçant; au programme, une vraie plate-forme, un vrai design, une vraie organisation avec des vraies infos, des vraies updates, du vrai blabla chiant, des vraies photos... Mais bon, là je peux pas, j'ai pas de carte bancaire qui fonctionne pour mon nom de domaine (la bonne excuse). On verra ça après l'aqua-poney.

dimanche 9 novembre 2014

Défi NB - 4 - Ecosse.

"Les filles, je m'arrête deux minutes à la cascade pour prendre une photo, ne m'attendez pas, je vous rejoins après."

"Deux minutes, tu parles... A ce soir !"

Deux minutes plus tard, je suis encore en train de tourner autour de la-dite cascade, sans savoir où poser mon trépied. L'angle, bordel, trouve le cet angle magique qui donnera ce petit truc en plus à ta photo ! La pluie, le vent, on s'en fout: on y est, on en profite. Les copines ont déjà pris le large, je vois les k-way rouge et noir s'éloigner. Tant mieux. Enfin seule. C'est pas que j'aie du mal avec la compagnie des humains, mais parfois, se retrouver seule face à l'étendue infinie des œuvres de dame nature, c'est un plaisir indescriptible. Mais comment donc s'est-elle retrouvée là, cette andouille de photographe ?

Juin 2013, sur l'île de Skye, côte ouest de l'Ecosse. L'idée a été lancée quelques mois auparavant par Kafka, amoureuse de la bruyère écossaise au point d'y revenir tous les ans: les filles, on prend la voiture, les tentes et les sacs à dos, et on se barre ! Il n'en fallait pas plus pour motiver Léo, deuxième copine raffinée, et moi-même, en manque cruel de déconnexion et proche du pétage de plombs salarial. La vie, la vraie: CDI, 39h, bien payé (kof kof...), planplan à souhait, travailler plus pour produire plus pour engraisser plus le grand dieu du capital. La-dite divinité logeant à peu près à 6000 bornes de mes objectifs de conquête du monde à grands coups de pâquerettes, pas besoin de sortir d'une grande école pour comprendre qu'il y a de la friture sur la ligne, et que deux malheureuses semaines de pause en dehors de la fourmilière ne seront pas de trop.

Coffre blindé, caisses de bouffe et d'eau remplies, bonne humeur contagieuse de rigueur, la relou-mobile nous emmène gaiement sur presque 5000 bornes de routes françaises, anglaises et écossaises. Plus ou moins larges, souvent sinueuses, parfois peuplées de moutons têtus; toi, humain motorisé, tu ne passeras pas avant que j'enlève mon gros cul laineux d'ici !

Si certaines personnes, avant de partir en voyage, vident plusieurs fois leur armoire avant de réussir à trouver LA paire de jean's moule-cul/Ray-Ban assorties au-dit instrument de compression de popotin/maillot de bain troooooop saiksy t'as vu/boîte de capotes lubrifiées/rayez la mention inutile, j'avoue avoir expédié rapidement le problème: k-way, godasses de rando, pansements pour les ampoules. Kafka, j'entends d'ici ton rire gras, OUI j'avais des pansements pour les ampoules cette fois-ci.

La principale source d'arrachage de cheveux pré-voyage, pour une photographe qui tend vers l'auto-respect assumé, c'est la question du matos. Je prends quoi ? Numérique ? Argentique ? Les deux ? Combien d'objectifs, cartes mémoire, batteries ? Grand angle ? Téléobj ? Noir et blanc ? Couleur ? Trépied, pas trépied ? GoPro ? J'hésite. Je charge, décharge, recharge, pousse, tasse, cherche le moindre centimètre libre dans le sac photo. Puis change de sac. Fractionne le chargement en deux. Remets la main sur une sacoche. Cours en catastrophe à Cirque Photo pour chercher une housse néoprène pour le boîtier, et une troisième platine de trépied (ne me demandez pas où sont parties les deux premières). Attache le trépied au sac. Détache le trépied. Rattache le trépied autrement. Admire l'oeuvre, savamment emballée, après plusieurs heures de lutte féroce. Change de couleur devant l'étonnement de Kafka au moment de charger la relou-mobile: "T'es sérieuse, tu prends TOUT CA ? Hé j'ai une Kangoo moi, pas une bétaillère.". Contorsion, distorsion, tétrissons, le tour est joué, j'me suis faxée à ma place. Ma jambe droite trouvera admirablement bien sa place entre le sac à dos et la sacoche d'un côté, et le trépied de l'autre. Quant à la gauche, si vous la voyez, ramenez la, parfois j'en ai besoin.

Revenons-en à nos moutons mal peignés: la photo de paysage. Vaste blague que j'évite sciemment depuis plusieurs années. Je n'ai jamais photographié un seul paysage, si on occulte les vides souterrains. Composer au grand angle me fait transpirer, me passer d'un humain dans mon cadre relève de l'hérésie.

Et pourtant.

Me voilà à chercher où poser mon trépied (si possible sur un rocher en plein milieu d'un torrent glacé), visser toutes sortes de filtres sur mon 24mm, et attendre patiemment que tout humanoïde quitte le rayon d'action (redoutablement large) du grande angle de compétition. Tirant la perspective, rabaissant le point de vue, multipliant les poses longues même en plein jour, je me découvre avec grand plaisir un faible pour le processus lent de la photo de paysage. Cette lenteur là semble bienvenue; au lieu d'exaspérer mes comparses de promenade, elle leur permet de vagabonder à leur gré pendant que je m'enferme volontairement dans ma bulle d'ours mal dégrossi, option sourire du plombier en cas de trépied planté trop bas. Un vrai régal pour les nuages de midges environnants ! Gare à celui ou celle qui osera venir me titiller pendant que j'opère: durant trente secondes, dix minutes ou une heure, plus rien n'existe en dehors de mon cadre. Nuages, brindilles, moutons, tout le monde est au diapason. Chef d'un orchestre estampillé Nikon, j'attends. Pas le déluge, ce serait de la gourmandise, il se prépare déjà au loin, mais plutôt le bon alignement de tous les éléments bien entassés dans mon viseur.

Deux minutes plus tard, comme promis, je lève le nez, décroche le boitier, replie le trépied et range tout mon fatras de filtres. 1h30 s'est écoulée depuis que j'ai congédié les copines, cent mètres en aval. J'aime quand un plan dans ce genre là se déroule sans accroc.





Le retour au continent, s'il était sensé me rebooster pour tenir le coup au boulot jusqu'aux vacances tant attendues de l'année suivante, n'a eu que l'effet inverse sur ma petite personne (profondément) dérangée (vous diront certains, ne les écoutez pas). La déconnexion a été trop courte. Quelque chose me démange dans les jambes, j'ai mal au cul à force de travailler assise sur une chaise rembourrée hors de prix, tout prétexte est bon pour abandonner mes obligations. Docteur, chuis malade, je deviens claustro, comme un lapin malheureux de devoir regagner son clapier hivernal après avoir gambadé hors de son enclos. La fourmilière parisienne a eu raison de ma patience, et m'oblige plus que jamais à gonfler à bloc ma bulle protectrice avant de m'engouffrer tous les jours dans les dédales surpeuplés du métro. Serre les dents, ça va passer, va t'aérer dans les catas, et arrête de râler.

Une deuxième incursion en territoire écossais, un an plus tard, renforce mes doutes. En groupe, difficile de se désolidariser bien longtemps du troupal. En cas de météo capricieuse, il faut attendre. Pas cinq minutes. Une heure, un jour, plusieurs jours si besoin. Prendre son temps quand on minute scrupuleusement ses deux semaines annuelles d'échappatoire est quasi-impossible. Rentrer blasée de n'avoir rien pu sortir de bon de son appareil photo pendant deux semaines, ça rend fou. Et surtout, ça réactive la turbine à bêtises.

La prochaine promenade sera plus longue, plus lente, plus solitaire, plus réfléchie. Et surtout, elle sera. Point barre (à mine pour les sensibles).





jeudi 30 octobre 2014

Défi NB - 3 - Cat'à poil !

"Bon, on le fait ce calendrier 2012, ou on continue à se toucher la nouille ?"

L'énième rappel à l'ordre sonne comme un coup de pied au cul. Trop de bière a déjà tassé les quelques chips qu'on s'est enfilées à l'apéro, ce soir là, chez Gecko et Flox. Pour une fois, nous sommes en surface, le cul sur les canapés de leur appartement en plein centre de Paris, et pas dans du remblai froid et humide. Un grand sourire me traverse la gueule d'une oreille à l'autre. Bah oui, vas-y, on s'y met à ce foutu calendrier, cette année personne s'en occupe. Et puis ça dérouillera un peu l'appareil photo.

2012 ? Plus précisément, nous voilà en septembre 2011, quelques mois avant le changement d'année fatidique. Les plus attentifs d'entre vous auront compris qu'il viennent de se prendre une ellipse de plus de trois ans en pleine tronche. Que s'est-il passé en trois ans, qui ne vaille absolument pas le coup d'être souligné ? Trois fois rien. Un cursus de deux ans en école photo, avec des projets divers et (a)variés, tantôt suivis avec ferveur, tantôt expédiés le plus succinctement possible. Mâdâme choisit ses rendus et ses cours à la carte, s'enferme au labo noir et blanc, quand elle n'est pas dehors en pleine virée sans but, au hasard des rencontres. A contre-courant d'une formation axée sur le numérique, le milieu pubeux et modeux, je m'acharne à traquer la marge et la résistance, toujours accompagnée de mon fidèle tromblon à négatifs carrés.

Paris impressionne. Arrivée le sac au dos, après quelques galères inhérentes à tout campagnard qui monte à la capitale, je fais mon trou. Et découvre la ville lumière de mes yeux étonnés et grands ouverts.
Paris fatigue. Tout, tout le temps. Jamais de pause. Sans déconnexion. Sans aparté vert, sans silence rythmé par le cri des grenouilles.
Paris use et abuse. De découvertes heureuses en désappointements mal calculés, la pause s'avère nécessaire.

La pause, je l'ai trouvée vingt mètres sous les trottoirs que j'empruntais tous les jours, le 4 février 2010. De hasards en propositions, me voilà embarquée dans un convoi de promeneurs-découvreurs en direction des catacombes. Pas le musée avec les nonosses, les autres, les interdites, tout autour du-dit musée, 120 km de galeries sombres et humides, telles qu'on me les a promises. Je suis morte de trouille. Après quelques heures de promenade, le cul posé sur un prétendu banc qui n'est autre qu'un agglomérat de quelques cailloux entassés les uns sur les autres, je grelote, le futal trempé jusqu'en haut. Mais quel est donc le putain d'intérêt à venir se cradosser et se mouiller dans un environnement hostile, sans lumière, sans couverture réseau, labyrinthique au possible, et apparemment vide ? Aucune idée. C'est sans savoir ce que je cherchais, que j'y suis retournée quelques jours plus tard. Encore. Et encore. Et encore encore encore. Accompagnée, puis seule. A la découverte d'un réseau où tous les repères sont à apprendre, et où, finalement, chaque rencontre se transforme en épopée. Présente toi. Fais toi respecter. Pas facile pour une gonzesse seule, avec pour seul élément de survie son sac à dos et sa lampe frontale. Trace ta route. Explore toujours plus loin. Les yeux grands ouverts, j'apprends une nouvelle géographie de Paris, au rythme de l'absence horaire. Des heures, des nuits, des jours, l'évasion n'étanche jamais ma soif de découverte.

Je reviens avec mon appareil photo et commence à tirer le portraits de parfaits inconnus rencontrés en bas ou rencardés en haut. Certains d'entre eux sont devenus de bons potes. D'autres, jamais revus. La hasard construit une série de portraits présenté en examen final de mon diplôme, et justifiant plus ou moins mes nombreuses absences en cours (de 3D, sinon c'est pas drôle). Le jury, séduit, m'accorde ses faveurs et me propulse, d'un coup de pied au cul bien calculé, directement dans le monde du travail, loin du cocon chaud des studios et du labo tant rôdé. Qui aurait cru que huit mois après ma première descente, j'organiserais une expo photo dans la salle où j'avais rencontré les premières formes de vie humaines ce 4 février 2010 ?

Revenons à nos moutons. Aussi carrées et peuplées de grains d'argent que puissent être ces photos, elles faisaient partie d'une obligation scolaire. Orientée et choisie, mais obligation quand même. L'école finie, on me somme de trouver un boulot, et rapidement s'il te please, y'a un loyer à payer. De labo en studio, en passant par l'atelier, j'enchaîne les heures de post-prod rémunérée, et délaisse tristement l'appareil photo, crevée par les obligations de fourmi. La galère étudiante m'a forcée à tout vendre pour éviter de me retrouver dehors. Le salariat me ramène du matos professionnel, au même moment où le hasard des errances nocturnes me propulse sur le chemin d'une drôle de dame dont l'air de maîtresse d'école m'encourage à entamer la conversation, sur l'air du traditionnel tacle boulettien. Elle ne travaille pas en ce moment, elle descend. Elle cavale seule dans les galeries pendant des heures en écoutant de la trance. Elle se pose où elle veut, quand elle veut. Ça tombe bien, moi aussi.

Les catas occupent alors nos week ends et rythment nos vies entières. Itinéraires, rencontres, potins et rencards nocturnes, j'ai ramassé une équipière, ou plutôt, Gecko se retrouve flanquée d'une merdeuse de douze ans sa cadette, à traîner de gré ou de force. Bousculant nos zones de confort respectives, nous nous évadons dans le remblai des week-ends entiers. Le binôme, et bientôt la team étendue, est toujours présent aux traditionnels rendez-vous cataphiles du vendredi soir. Et aussi du samedi soir. Et du dimanche-matin-à-15h. La déconnexion sauve de la fatigue et de la lassitude d'une semaine de turbin minutée. On ne fout rien, on décompresse. Jusqu'à ce projet photo commun, tombé comme un cheveu sur la soupe.

Resituons les faits: depuis 2001, la tradition cataphile veut que chaque année (ou presque), une équipe différente édite un calendrier composé de photos quelques peu dénudées, en situation cataphilesque. Du très confidentiel à la participation collective, en passant par le collector artistique, les années précédentes ont vu fleurir un panel assez étendu d'art souterrain. 2011 a été marqué avec brio par les elfes. Le défi de passer après Yannick, photographe émérite, est assez costaud. Je n'ai rien fait sérieusement et personnellement en photo depuis plusieurs années. Le boulot à plein temps, s'il n'a pas tué mon semblant de créativité, l'a au moins mis en sommeil. Mes deux comparses se chargent de la remettre à l'épreuve dans un exercice difficile, le travail en équipe. Gecko n'avait, pour ainsi dire, presque jamais pris de photo. Flox n'est plus débutant mais s'applique, et il en veut. Allons-y gaiement.

Pendant deux mois, nous faisons le tour des copains et copines déluré(e)s et organisons nos séances photos nocturnes, en semaine de préférence, pour éviter les curieux, et pour arriver bien crevés au boulot le lendemain. Le défi est de taille, car le délai court nous impose une organisation collective aux petits oignons. Contre toute attente, Gecko signe magnifiquement la photo de couverture du calendrier, profitant d'une pause clope des deux autres larrons. Pour rester dans la bonne voie de la motivation, elle apprend en quelques jours le maniement d'InDesign, que j'abhorre au plus haut point, et nous pond une magnifique maquette, rapidement validée après contrôle à l'imprimerie. Le calendrier nous arrive bien rangé dans plusieurs cartons, nous en refourgons une centaine d'exemplaire assez rapidement en deux soirées de distributions endiablées dans notre repaire breton préféré.

La photo ci-dessous a été l'un de mes meilleurs souvenirs de cette série. Pas habituée à poser nue, ni à poser tout court, notre modèle a été d'une patience à toute épreuve, et a elle-même éclairé la magnifique concrétion que nous avions repérée, et même ré-humidifiée pour l'occasion, nous obligeant à composer avec le niveau d'eau fluctuant (et ce jour-là, carrément absent) de notre réseau souterrain préféré. Au-delà des clichés, l'aventure a été une franche rigolade du début à la fin, jalonnée de petits imprévus, de l'ouverture de crâne au remplacement de modèle pour cause de varicelle... Plus encore, ce projet a réveillé ma motivation à repartir au front, armée de ma boîte à images. Et fait taire les fâcheux qui arguaient que je ne ferais rien de bon en restant sous terre.




En presque cinq ans, les catas m'ont volé énormément d'heures de sommeil, quasiment sectionné un tendon, salement froissé plusieurs muscles, fait plusieurs trous qui auraient probablement nécessité quelques points de suture, déplacé trois vertèbres et plusieurs métacarpes, révélé sous forme de douleur tenace l'existence de muscles jusqu'alors inconnus au bataillon, ruiné le semblant de dignité que j'essayais de conserver, vidé plusieurs fois l'estomac dans un coin de remblai inadapté, engrangé des points de fidélité à Décathlon/Go Sport/Vieux Campeur/puces de St Ouen, et assommé mon compte en banque au rayon piles d'Auchan.

Oui, mais.

J'y ai rencontré des gens formidables. J'y ai photographié des personnages improbables. J'y ai transpiré assez pour remplir une piscine olympique. J'y ai profité de banquets tout aussi gargantuesques les uns que les autres, des crêpes flambées aux fondues savoyardes, en passant par les gaufres et les pancakes, sans oublier une bonne cargaison de croques-monsieur, de makis, de grillades, de gâteaux et de fromages. J'y ai rigolé à m'en faire mal au bide. J'y ai glandé dans mon hamac pendant des heures. J'y ai apparemment tchatché avec le PDG d'une grande entreprise française de téléphonie, malgré mon manque flagrant de souvenirs de cette discussion qui avait l'air endiablée pour les quelques témoins. J'y ai joué du xylophone sur des os humains, et viens de perdre instantanément les trois quarts de mon fidèle lectorat, dégoutté par un tel aveu. J'y ai écouté des dizaines de récits d'anciens, toujours prompts à raviver la flamme de leur jeunesse, sous couvert d'un "le remblai c'était mieux avant". J'y ai passé tellement de centaines d'heures que mon appart' n'a été, pendant deux ans, qu'une résidence secondaire tapissée de terre et de fringues trempées. Je m'y suis évadée d'une existence citadine forcée et grise, pour retrouver le semblant d'humanité que je cherchais inconsciemment depuis mon arrivée à la grande ville. Et putain, ça fait du bien !

Aujourd'hui, la majorité de mes potes sont des cataphiles. Nous serions-nous appréciés de la même façon si nous nous étions rencontrés dans des circonstances plus... surfaciennes ? Aurions-nous fait aussi naturellement une impasse sur les conditions sociales qui nous séparent ? Rien n'est moins sûr. Malgré le temps qui passe et l'éloignement du sous-sol, je regarde d'un œil presqu'amusé les nouvelles générations qui débarquent avec la même soif de découverte. Maintenant, plus lentement, moins souvent, je goûte quand même aux joies du remblai, arpentant chaque galerie avec un souvenir heureux dans un coin de la tête.

Les bêtises photales continuent. Le 5 novembre, soit mercredi prochain, j'exposerai quelques photos accompagnés de dessins de Kafka dans notre repaire préféré, le Ton Air de Brest, au 9 rue Maison Dieu, à Paris. Vous êtes tous les bienvenus à cette soirée dédiée à nos vides souterrains chéris.

dimanche 26 octobre 2014

Défi NB - 2 - Georges, Jacques, et tous les autres.

Je gare ma voiture-poubelle dans l'herbe, devant la maison de Georges. Un petit bonhomme souriant, béret vissé sur la tête, ouvre la porte basse en bois. Un, deux, trois, dix, quinze chats décampent d'un seul mouvement mais dans autant de directions. "Ah ça, ils ont pas l'habitude de voir une femme ici ! Entrez, attention la tête, y'en a qui y ont laissé des bouts".

Georges s'installe à la longue table au centre de la pièce, et je prends une chaise pour m'asseoir à côté de lui. Il a entendu, au village, qu'une gamine prend en photo les petits vieux du coin dans leurs bonnes vieilles baraques. La rumeur va bon train depuis plusieurs mois, de la boulangerie à la poste, et les tirages se montrent de maison en maison. Paraît que c'est pour aller à l'école de photographes à Paris, faut montrer des photos. Et puis la gamine, elle a l'air bien gentille, faut donner un coup de main.

"Je vous ai dit 16h, parce qu'avant je suis à la sieste. C'est important la sieste quand on est retraité, mais vous, vous pétez la forme, vous êtes toute jeune !".

Février 2008, il est effectivement 16h et quelques brindilles, et l'heure de la sieste de Georges correspond farpaitement à l'heure où je me lève. Rythme de paresseux qui me colle au train depuis plusieurs mois. Depuis, en fait, que j'ai lâché la fac à Bordeaux pour rentrer à la maison parentale, avec tout le contenu de l'appart' dans la voiture. Papa, maman, j'arrête la fac, et en juin je passe des concours pour des écoles photo. Panique, crise interplanétaire, larmes et engueulades. Inconscience, gâchis, immaturité notoire, bêtise profonde, tous les maux du monde sont invoqués à plus de 90 décibels ambiants. Période imminente de guerre froide. Barricadée dans mon propre bunker, je trouve refuge auprès des cyber-copains, photographes en devenir ou amateurs moins consciencieux. Les discussions endiablées, malgré les centaines de kilomètres qui nous séparent, nous tiennent éveillés jusqu'à très tard dans la nuit. On apprend. On échange des techniques. On teste. On soumet régulièrement nos merdouilles pixellisées à la critique. De la dématérialisation qui, même si elle n'amène rien de concret sur la table, fait chaud au cœur.

Jusqu'au jour où, excédé, mon père trouve la solution. "Je connais un type qui va t'aider. C'est un grand photographe. J'espère qu'il te dégoûtera de la photo tant qu'il en est encore temps".
Jacques Baris, effectivement, est un bonhomme imposant. Pas seulement par sa corpulence qui traduit un bon appétit typiquement gascon, mais aussi par ce qu'il dégage. Incapable, à l'époque, de différencier l'aura d'un lézard de celle d'un illuminé, je suis tout de même soufflée par la présence de Jacques. Il regarde mes tirages. C'est de la merde, ça ne le fait même pas sourire. Face à la tête de mule blonde qu'il a en face de lui, il me propose une semaine de stage à ses côtés. "Tu vas oublier tout ce que tu as appris. On repart de zéro, et on fait ça correctement. Tu veux devenir photographe ? Tu l'es déjà. Mais des comme toi, y'en a partout, et y'en a aucun qui vend. Ici, tu vas pas apprendre à gagner ta croûte, mais au moins, dans une semaine, tu sauras faire ça correctement."

Densito. Sensito. Développement. Pré-mouillage. TTR. Zone system poussé. Test des couples optique + film. Préparation du studio. Recherche du modèle. Sculpture avec la lumière. Psychologie. "90% d'une photo, c'est de la psychologie. Appuyer sur le déclencheur au bon moment, à côté, c'est rien du tout." Ma première impression ne m'avait pas trompée, Jacques n'a pas que des connaissances techniques à m'apprendre. Je sors de ma semaine de stage plus chamboulée et motivée que jamais, et mes parents sont encore plus désemparés qu'avant.

Contre toute attente, un carton vient s'écraser, un soir, devant ma porte. Suivi de deux autres, portés par mon père. "Labo argentique complet. Je te scie une planche et on installe ça dans la salle de bain. Tu me dois 200 balles.". Je suis entourée de girouettes, et c'est pas pour me déplaire. En découvrant le chantier, soit mon père à califourchon sur la baignoire en train de scier une planche de contreplaqué, et moi avec un pied sur le mur et l'autre sur la-dite planche pour éviter que tout se casse la gueule, ma mère change instantanément de couleur. "Oh non, c'est pas vrai, vous allez pas me dire que ça va recommencer ces conneries de produits qui puent dans MA salle de bain ?". L'accident fortuit, couplé à l'air de merlan frit de mon père, m'apprend que la salle de bain a déjà souffert d'une telle installation, plus de vingt ans auparavant. Je comprends mieux les dernières directions prise par la girouette en chef.

Pendant six mois, j'alterne les petits boulots temporaires, les prises de vue et les journées/nuits au labo-salle de bain. Jacques m'a refilé une commande dont il n'a pas pu s'occuper: photographier, chez elles, des personnes âgées qui refusent la maison de retraite, et gardent leur maison, souvent familiale, parfois centenaire. En famille étendue (avec parfois quatre générations sous le même toit) ou seuls, ces résistants à la normalisation galopante ne sont plus si nombreux que ça, même dans nos campagnes reculées. Avec l'aide du docteur, de l'infirmière, et aussi des artisans du village, je pars à la recherche de mes Derniers Mohicans. "Applique toi", m'a dit Jacques. "Si un jour tu deviens connue, c'est de ton premier boulot dont on se souviendra. Tu es certainement ma dernière stagiaire, ne me déçois pas.". Rendez-vous réguliers chez Jacques pour surveiller l'avancement du boulot. Conseils, critiques, il a l’œil, et forme le mien.

Un portrait réussi chez la pipelette du village, stratégiquement choisie pour son incroyable capacité à diffuser l'info bien plus rapidement que la fibre optique ne le fera quelques années plus tard, m'ouvre quantité de portes. Basses, hautes, lourdes, en bois ou en métal, partout on accueille la petite jeunotte qui déboule avec sa boîte de tirages à montrer. Sauf quand on me chasse, parfois poliment, parfois vachement moins. On jalouse le cousin, le voisin, le frangin, on veut être photographié aussi. Pour les petits enfants. Pour la maison. Pour telle poutre levée à dos d'homme avec le voisin en 51, pour tel fusil qui n'a pas servi depuis l'Algérie, pour rien, les photos ça m'emmerde, mais hé, si ça peut vous aider ma p'tite...

Georges n'est pas le premier, ni le dernier à passer devant l'objectif massif du Blad. A croire que la bête facilite le contact: elle intrigue et impressionne. Son double claquement feutré, s'il rappelle des souvenirs, amuse aussi. Il ressemble à une vieille caméra. Comme à la guerre. Les discussions durent des après midis entières. Je repars souvent, comme après ma première rencontre avec Georges, sans avoir pris de photo, et de surcroît, copieusement éméchée (la voiture connaît la route). La gnôle faite maison n'est jamais loin, et de petit verre en petit verre, on rigole, on ouvre les coffres remplis de photo de famille, on visite le jardin ou la maison, parfois on se promène un peu, et on oublie totalement l'objet initial de la visite. Parfois, on me somme de repasser quelques jours plus tard, le temps de passer chez la coiffeuse refaire une petite mise en pli. Campagnardes mais coquettes, les mamies du coin !

Raconter ma rencontre en trois temps avec Georges prendrait des pages, et ne suffirait tout de même pas à retranscrire ces six mois d'aventures dans un rayon de dix kilomètres autour de mon chez-moi de l'époque. Kess vous voulez qu'j'y dise, ma bonne dame ? Qu'elle est bien dans son jus la baraque au père Georges, qu'on y voit comme dans l'cul d'la vache comme y dit, que l'électricien y a bien fait son boulot mais bon, si ça pendouille un peu, là au-dessus de la table, c'est pas bien grave ? Qu'y a fallu y sortir le projo de chantier pour le faire taper au plafond (tout aussi noir que les murs), tellement que j'y voyais rien pour faire le point sur Georges qui, patiemment, n'avait pas bougé de son bout de table et souriait sans se forcer, du sourire pas forcé d'un mec bienheureux ? Pardonnant mes erreurs de débutante aguerrie, Georges se prête au jeu, pour découvrir le tirage offert une semaine plus tard. Beau comme un jeunot. Seul maître à bord de son vaisseau terrien intemporel.





La suite quasi-immédiate, vous la connaissez certainement, je me sauve à Paris avec mes onze tirages gersois sous le bras, qui amusent follement les citadins d'un petit bureau du boulevard St Marcel. Oui, je veux bosser pour la pub, la mode et tout le trululu, hé les gars, je viens pour apprendre ! Apparemment il leur fallait un clown pour amuser une galerie de dix huit élèves. I'm in. Mes petits vieux campagnards m'ont ouvert les portes de la grande ville.

Épilogue malheureux, ou début de la suite ? J'ai l'impression d'avoir abandonné cette série en cours de route. Tour à tour elle me hante, me booste et me fait culpabiliser. De ne pas avoir écrit, ni pris de son. Ni continué à chercher ces Mohicans. D'avoir tout laissé dans un carton pendant plusieurs années.

Peu à peu, les décès que j'apprends avec retard et à distance me flinguent le moral pour la journée. Si la mort de Georges, il y a deux ans, m'a attristée, ce n'est rien par rapport à l'ignoble découverte, quelques mois plus tard, un jour de passage dans le Gers, du trou béant à la place de sa maison. Grue, tractopelle, tas de gravats, démolition totale. Je serre les dents, cogne dans un mur, rassemble les tirages et les scans des négatifs de cette série, dépoussière le tout et aussi sec, bazarde le dossier en candidature au festival Manifest'Off 2013, à Toulouse. Hors de question d'avoir bossé pour rien, de laisser les autres tomber dans l'oubli. Sélection validée, maintenant faut assurer. Je n'ai rien exposé depuis des années. En fait, c'est ma première expo "sérieuse". Bon, dans un bar populaire de Toulouse, mais quand même. Merci à Romain et son Txus pour leur super accueil.

Succès inattendu au vernissage, l'exposition est ensuite commandée pour être installée à Estang. J'hésite. Georges s'y était fermement opposé par pudeur, on le réclame pour mémoire. Je cède. Le voici super-star de l'affiche d'une expo itinérante qui passera par ses terres. Triomphe tout aussi inattendu qu'à Toulouse, le village entier se bouscule dans la petite salle d'expo lors du vernissage, on dégonde les portes pour faire entrer tout le monde. Jacques me fait l'honneur de sa visite, fier comme un coq de sa dernière stagiaire.

Les vernissages s'enchaînent, les gens du village découvrent leurs aînés, retrouvent leurs amis, posent des questions, suggèrent des pistes de réflexion. Me racontent, aussi, la vie de Georges, qui avait été réservé à ce sujet lors de nos entrevues. Sa passion pour la musique, son poste de professeur à l'école de musique du village, où trône maintenant un tirage de cette photo. Mes Derniers Mohicans revivent sur les murs des assos locales et salles d'expos pendant presque un an. Dans leur élément, auprès des personnes qui les ont connus et appréciés, et de celles qui les découvrent avec le sourire.

Sont-ils prêts à voyager pour la capitale ? Seule une reprise de ce travail pourra nous le dire.

Plus courts les textes ? Pas possible. ;)

jeudi 23 octobre 2014

Défi NB - 1 - La première.

Jennifer m'a collé un défi aux fesses, via Facebook. Le genre de truc viral auquel, habituellement, je ne prête aucune attention. Une fois n'est pas coutume, je m'assois confortablement sur mes préjugés et tant pis, autant se lancer.

But du jeu: poster cinq photos noir et blanc dont on est l'auteur. Nommez (ou pas) quelqu'un qui devra prendre le relai.

But du jeu amélioré à la sauce Boulette: poster cinq photos noir et blanc dont je suis l'auteur (jusque là tout va bien), chronologiquement suivant leur date de prise de vue, accompagnées d'un récit. Chacune d'entre elles a été marquante.
Vous ne verrez peut-être pas les plus belles, les plus discutées, les plus vendues ou les plus exposées. Par contre, vous allez chaussez mes baskets et parcourir avec moi neuf ans d'apprentissage, d'échecs, de sueur, de découvertes, de joie, d'encouragements, de professionnalisation et d'abstraction.

Prêts ?


Septembre 2006. J'ai dix sept ans. Je viens d'entrer en terminale. Une amie timide me demande de l'accompagner à la réunion de présentation du club photo du lycée. Je m'en contrefous du club photo, mais dehors il pleut, et la salle est chauffée. J'en sors avec un papier d'inscription et une convocation au premier cours. Sans grande conviction, je déserte temporairement la salle de musique du lycée où je répète tous les mercredis avec mon groupe de rock, pour descendre trois étages et ouvrir la porte d'un local dont je n'avais, jusqu'à ce jour, pas connaissance. Ça pue l'humidité. Super accueillant.

Non, je n'ai pas d'appareil photo. Je n'ai jamais pris de photo, d'ailleurs. Oui, mes parents doivent sûrement en avoir un, planqué au fond d'un placard, je verrai ça plus tard. A la semaine prochaine.

"Sérieux, kess que j'ai pu en foutre de ce vieux truc ? Y'a tellement de bordel là-dedans, j'y vois rien. Va demander à ton père. Ah tiens, j'ai un truc là ! Mais c'est le mien celui-là, celui de ton père, je crois qu'il est mort depuis un moment. Prends le, tu verras bien s'il marche encore."

La bestiole atterrit dans mes mains avec la délicatesse d'une poutrelle au port du Havre. Massif, mécanique, un changement de bruit et ça repart. Le bruit du déclenchement a un vague goût de madeleine. Je me souviens de l'avoir vu au cou de ma mère, à chaque sortie, chaque semaine de vacances dans les Pyrénées, chaque fête. "200 zaza quand il fait beau, 400 zaza quand il fait pas beau, tourne jusqu'à ce que ce soit net" sont les seuls mots qui viennent chatouiller ma mémoire. Mon père, habituellement muet comme une carpe, daigne se pencher sur le problème: comment marche ce truc ?

"En 83, on s'est fait ouvrir une cantine en fer en Afrique, tout a disparu, la hifi, les câbles, les fringues, et aussi mon vieil Olympus. A l'époque, on avait des sous, on a craqué avec ta mère, un appareil photo neuf pour chacun, du Minolta, un truc tout moderne. J'ai pris un XD7 pour moi et un X500 pour ta mère, celui que t'as dans les mains. Il marche encore, c'est dingue, on a traversé le désert plusieurs fois, il a pris la flotte, le sable, les coups, et la poussière du placard.

On va faire simple pour commencer. Leçon 1: on/off. C'est bon, t'as suivi ? Leçon 2: zone system. Supposons que..."

Je suis larguée. Déballage rapide de termes techniques inconnus au bataillon. Contraste, mesure pondérée centrale, blocage d'exposition, compensation, pose pour les ombres, rattrape les hautes lumières au développement... Rien compris. Je visse un objectif et sors me promener au village. Les rues que je connais par cœur pour y avoir traîné mes savates depuis mon plus jeune âge deviennent d'un coup un terrain de jeu très intéressant à travers le viseur.

Ville haute, la "petite rue de derrière chez Michel et Odette". La maison d'Odette, mamie poule intarissable sur les derniers potins du quartier, a trois étages. J'y ai passé de nombreuses après midis, gamine, à chercher toutes les planques possibles et imaginables pour qu'on me foute la paix. "On" me laissait faire, bien entendu, trop occupée à boire dix-sept cafés dans la cuisine en papotant, tout en faisant consciencieusement dix-sept ronds de tasses caféinés sur la toile cirée qui colle.

Parfois, je m'échappais par la petite rue de derrière, pour aller piquer une bouteille de Coca en verre dans le frigo de l'atelier. Et en profiter pour observer Michel au travail. Bricoleur hors pair, toujours bien apprêté et jamais avare d'explications sur ce qu'il était en train de faire dans son atelier, ce petit papi tassé, roi de la vanne fleurie en son royaume rempli de machines toutes aussi bruyantes les unes que les autres, m'a appris patiemment les rudiments du tour à bois sur des toutes petites chutes. Pièces de jeu d'échec, porte-clé, tout y est passé.

Et merde, me voilà à rêvasser, l’œil dans le viseur, bêtement plantée en plein milieu de la rue. Ici, aucune voiture ne passe, même les parigots égarés ne s'y aventurent pas. Je cadre en prenant bien soin d'inclure le mur de la maison d'Odette et Michel. Le bruit du déclenchement me ravit. Presque autant que celui du levier d'armement. Je viens de prendre ma première photo, de ma première péloche, avec mon premier appareil photo. Et puis tiens, si j'allais gratter à la vitre pour voir s'il ne reste pas, par hasard, une bouteille de Coca en verre cuvée 1995 dans le frigo ?

Je développe, la semaine suivante, le-dit premier film au labo du lycée, non sans galérer joyeusement. Les blagues des habitués vont bon train, et ma première planche contact est honteuse: à cause d'une fuite de lumière dans le boîtier, presque toutes les photos sont voilées. Sauf la première. Voilà qui m'avance bien. Je pars, déçue. On me rattrape. Faut pas que je m'inquiète, le boîtier, on va le réparer, lui remettre des mousses neuves, et ça repartira comme en 83. Si ça me dit d'apprendre à tirer ? Maintenant ? J'ai un cours, mais j'en suis plus à un séchage prêt. Va pour l'initiation.

En sortant de la salle obscure et puante plusieurs heures plus tard, une banane indécollable s'étire entre mes deux oreilles. Je viens d'accrocher mon premier tirage RC au fil de séchage, non sans avoir flingué une quantité honteuse de papier gracieusement payé par le lycée. Je n'ai aucune idée de l'ampleur que va prendre ce qui n'est même pas encore une passion naissante, mais je m'en fous, je suis contente. Et bonne pour deux heures de colle supplémentaires.

Elle est moche, mal tirée, sans aucun intérêt, mais c'est ma toute première photo. Prise à Estang, mon petit bled perdu au fin fond du Gers.



















Désolée pour la longueur, je tâcherai de faire plus court pour les quatre photos restantes.

jeudi 11 septembre 2014

Back soon. V2.

Pauvres abonnés au flux RSS, ceci était une fausse joie. J'ai tout foutu en l'air ici. Et ouais. Le vent de la procrastination a soufflé dans mon oreille gauche qu'un ménage de printemps en septembre, ça commence à atteindre le stade du Respectable avec un Able majuscule. Bientôt, ici, des trucs. Comme avant, ou presque.