dimanche 26 octobre 2014

Défi NB - 2 - Georges, Jacques, et tous les autres.

Je gare ma voiture-poubelle dans l'herbe, devant la maison de Georges. Un petit bonhomme souriant, béret vissé sur la tête, ouvre la porte basse en bois. Un, deux, trois, dix, quinze chats décampent d'un seul mouvement mais dans autant de directions. "Ah ça, ils ont pas l'habitude de voir une femme ici ! Entrez, attention la tête, y'en a qui y ont laissé des bouts".

Georges s'installe à la longue table au centre de la pièce, et je prends une chaise pour m'asseoir à côté de lui. Il a entendu, au village, qu'une gamine prend en photo les petits vieux du coin dans leurs bonnes vieilles baraques. La rumeur va bon train depuis plusieurs mois, de la boulangerie à la poste, et les tirages se montrent de maison en maison. Paraît que c'est pour aller à l'école de photographes à Paris, faut montrer des photos. Et puis la gamine, elle a l'air bien gentille, faut donner un coup de main.

"Je vous ai dit 16h, parce qu'avant je suis à la sieste. C'est important la sieste quand on est retraité, mais vous, vous pétez la forme, vous êtes toute jeune !".

Février 2008, il est effectivement 16h et quelques brindilles, et l'heure de la sieste de Georges correspond farpaitement à l'heure où je me lève. Rythme de paresseux qui me colle au train depuis plusieurs mois. Depuis, en fait, que j'ai lâché la fac à Bordeaux pour rentrer à la maison parentale, avec tout le contenu de l'appart' dans la voiture. Papa, maman, j'arrête la fac, et en juin je passe des concours pour des écoles photo. Panique, crise interplanétaire, larmes et engueulades. Inconscience, gâchis, immaturité notoire, bêtise profonde, tous les maux du monde sont invoqués à plus de 90 décibels ambiants. Période imminente de guerre froide. Barricadée dans mon propre bunker, je trouve refuge auprès des cyber-copains, photographes en devenir ou amateurs moins consciencieux. Les discussions endiablées, malgré les centaines de kilomètres qui nous séparent, nous tiennent éveillés jusqu'à très tard dans la nuit. On apprend. On échange des techniques. On teste. On soumet régulièrement nos merdouilles pixellisées à la critique. De la dématérialisation qui, même si elle n'amène rien de concret sur la table, fait chaud au cœur.

Jusqu'au jour où, excédé, mon père trouve la solution. "Je connais un type qui va t'aider. C'est un grand photographe. J'espère qu'il te dégoûtera de la photo tant qu'il en est encore temps".
Jacques Baris, effectivement, est un bonhomme imposant. Pas seulement par sa corpulence qui traduit un bon appétit typiquement gascon, mais aussi par ce qu'il dégage. Incapable, à l'époque, de différencier l'aura d'un lézard de celle d'un illuminé, je suis tout de même soufflée par la présence de Jacques. Il regarde mes tirages. C'est de la merde, ça ne le fait même pas sourire. Face à la tête de mule blonde qu'il a en face de lui, il me propose une semaine de stage à ses côtés. "Tu vas oublier tout ce que tu as appris. On repart de zéro, et on fait ça correctement. Tu veux devenir photographe ? Tu l'es déjà. Mais des comme toi, y'en a partout, et y'en a aucun qui vend. Ici, tu vas pas apprendre à gagner ta croûte, mais au moins, dans une semaine, tu sauras faire ça correctement."

Densito. Sensito. Développement. Pré-mouillage. TTR. Zone system poussé. Test des couples optique + film. Préparation du studio. Recherche du modèle. Sculpture avec la lumière. Psychologie. "90% d'une photo, c'est de la psychologie. Appuyer sur le déclencheur au bon moment, à côté, c'est rien du tout." Ma première impression ne m'avait pas trompée, Jacques n'a pas que des connaissances techniques à m'apprendre. Je sors de ma semaine de stage plus chamboulée et motivée que jamais, et mes parents sont encore plus désemparés qu'avant.

Contre toute attente, un carton vient s'écraser, un soir, devant ma porte. Suivi de deux autres, portés par mon père. "Labo argentique complet. Je te scie une planche et on installe ça dans la salle de bain. Tu me dois 200 balles.". Je suis entourée de girouettes, et c'est pas pour me déplaire. En découvrant le chantier, soit mon père à califourchon sur la baignoire en train de scier une planche de contreplaqué, et moi avec un pied sur le mur et l'autre sur la-dite planche pour éviter que tout se casse la gueule, ma mère change instantanément de couleur. "Oh non, c'est pas vrai, vous allez pas me dire que ça va recommencer ces conneries de produits qui puent dans MA salle de bain ?". L'accident fortuit, couplé à l'air de merlan frit de mon père, m'apprend que la salle de bain a déjà souffert d'une telle installation, plus de vingt ans auparavant. Je comprends mieux les dernières directions prise par la girouette en chef.

Pendant six mois, j'alterne les petits boulots temporaires, les prises de vue et les journées/nuits au labo-salle de bain. Jacques m'a refilé une commande dont il n'a pas pu s'occuper: photographier, chez elles, des personnes âgées qui refusent la maison de retraite, et gardent leur maison, souvent familiale, parfois centenaire. En famille étendue (avec parfois quatre générations sous le même toit) ou seuls, ces résistants à la normalisation galopante ne sont plus si nombreux que ça, même dans nos campagnes reculées. Avec l'aide du docteur, de l'infirmière, et aussi des artisans du village, je pars à la recherche de mes Derniers Mohicans. "Applique toi", m'a dit Jacques. "Si un jour tu deviens connue, c'est de ton premier boulot dont on se souviendra. Tu es certainement ma dernière stagiaire, ne me déçois pas.". Rendez-vous réguliers chez Jacques pour surveiller l'avancement du boulot. Conseils, critiques, il a l’œil, et forme le mien.

Un portrait réussi chez la pipelette du village, stratégiquement choisie pour son incroyable capacité à diffuser l'info bien plus rapidement que la fibre optique ne le fera quelques années plus tard, m'ouvre quantité de portes. Basses, hautes, lourdes, en bois ou en métal, partout on accueille la petite jeunotte qui déboule avec sa boîte de tirages à montrer. Sauf quand on me chasse, parfois poliment, parfois vachement moins. On jalouse le cousin, le voisin, le frangin, on veut être photographié aussi. Pour les petits enfants. Pour la maison. Pour telle poutre levée à dos d'homme avec le voisin en 51, pour tel fusil qui n'a pas servi depuis l'Algérie, pour rien, les photos ça m'emmerde, mais hé, si ça peut vous aider ma p'tite...

Georges n'est pas le premier, ni le dernier à passer devant l'objectif massif du Blad. A croire que la bête facilite le contact: elle intrigue et impressionne. Son double claquement feutré, s'il rappelle des souvenirs, amuse aussi. Il ressemble à une vieille caméra. Comme à la guerre. Les discussions durent des après midis entières. Je repars souvent, comme après ma première rencontre avec Georges, sans avoir pris de photo, et de surcroît, copieusement éméchée (la voiture connaît la route). La gnôle faite maison n'est jamais loin, et de petit verre en petit verre, on rigole, on ouvre les coffres remplis de photo de famille, on visite le jardin ou la maison, parfois on se promène un peu, et on oublie totalement l'objet initial de la visite. Parfois, on me somme de repasser quelques jours plus tard, le temps de passer chez la coiffeuse refaire une petite mise en pli. Campagnardes mais coquettes, les mamies du coin !

Raconter ma rencontre en trois temps avec Georges prendrait des pages, et ne suffirait tout de même pas à retranscrire ces six mois d'aventures dans un rayon de dix kilomètres autour de mon chez-moi de l'époque. Kess vous voulez qu'j'y dise, ma bonne dame ? Qu'elle est bien dans son jus la baraque au père Georges, qu'on y voit comme dans l'cul d'la vache comme y dit, que l'électricien y a bien fait son boulot mais bon, si ça pendouille un peu, là au-dessus de la table, c'est pas bien grave ? Qu'y a fallu y sortir le projo de chantier pour le faire taper au plafond (tout aussi noir que les murs), tellement que j'y voyais rien pour faire le point sur Georges qui, patiemment, n'avait pas bougé de son bout de table et souriait sans se forcer, du sourire pas forcé d'un mec bienheureux ? Pardonnant mes erreurs de débutante aguerrie, Georges se prête au jeu, pour découvrir le tirage offert une semaine plus tard. Beau comme un jeunot. Seul maître à bord de son vaisseau terrien intemporel.





La suite quasi-immédiate, vous la connaissez certainement, je me sauve à Paris avec mes onze tirages gersois sous le bras, qui amusent follement les citadins d'un petit bureau du boulevard St Marcel. Oui, je veux bosser pour la pub, la mode et tout le trululu, hé les gars, je viens pour apprendre ! Apparemment il leur fallait un clown pour amuser une galerie de dix huit élèves. I'm in. Mes petits vieux campagnards m'ont ouvert les portes de la grande ville.

Épilogue malheureux, ou début de la suite ? J'ai l'impression d'avoir abandonné cette série en cours de route. Tour à tour elle me hante, me booste et me fait culpabiliser. De ne pas avoir écrit, ni pris de son. Ni continué à chercher ces Mohicans. D'avoir tout laissé dans un carton pendant plusieurs années.

Peu à peu, les décès que j'apprends avec retard et à distance me flinguent le moral pour la journée. Si la mort de Georges, il y a deux ans, m'a attristée, ce n'est rien par rapport à l'ignoble découverte, quelques mois plus tard, un jour de passage dans le Gers, du trou béant à la place de sa maison. Grue, tractopelle, tas de gravats, démolition totale. Je serre les dents, cogne dans un mur, rassemble les tirages et les scans des négatifs de cette série, dépoussière le tout et aussi sec, bazarde le dossier en candidature au festival Manifest'Off 2013, à Toulouse. Hors de question d'avoir bossé pour rien, de laisser les autres tomber dans l'oubli. Sélection validée, maintenant faut assurer. Je n'ai rien exposé depuis des années. En fait, c'est ma première expo "sérieuse". Bon, dans un bar populaire de Toulouse, mais quand même. Merci à Romain et son Txus pour leur super accueil.

Succès inattendu au vernissage, l'exposition est ensuite commandée pour être installée à Estang. J'hésite. Georges s'y était fermement opposé par pudeur, on le réclame pour mémoire. Je cède. Le voici super-star de l'affiche d'une expo itinérante qui passera par ses terres. Triomphe tout aussi inattendu qu'à Toulouse, le village entier se bouscule dans la petite salle d'expo lors du vernissage, on dégonde les portes pour faire entrer tout le monde. Jacques me fait l'honneur de sa visite, fier comme un coq de sa dernière stagiaire.

Les vernissages s'enchaînent, les gens du village découvrent leurs aînés, retrouvent leurs amis, posent des questions, suggèrent des pistes de réflexion. Me racontent, aussi, la vie de Georges, qui avait été réservé à ce sujet lors de nos entrevues. Sa passion pour la musique, son poste de professeur à l'école de musique du village, où trône maintenant un tirage de cette photo. Mes Derniers Mohicans revivent sur les murs des assos locales et salles d'expos pendant presque un an. Dans leur élément, auprès des personnes qui les ont connus et appréciés, et de celles qui les découvrent avec le sourire.

Sont-ils prêts à voyager pour la capitale ? Seule une reprise de ce travail pourra nous le dire.

Plus courts les textes ? Pas possible. ;)

4 commentaires:

Sophie a dit…

Dis donc, je savais que tu prenais de belles photos et que t'avais pas peur de plonger la tête la première quand il faut, mais j'ignorais que t'avais une belle plume qui plus est. J'ai envie de lire la suite, d'avoir plus de détail, sur George peut-être, ou les autres. Belle histoire en tout cas.

Sophie a dit…

Dis donc, je savais que tu prenais de belles photos et que t'avais pas peur de plonger la tête la première quand il faut, mais j'ignorais que t'avais une belle plume qui plus est. J'ai envie de lire la suite, d'avoir plus de détail, sur George peut-être, ou les autres. Belle histoire en tout cas.

Geckoo a dit…

Et bien pour ma part, je savais que tu avais une belle plume et je suis bien contente que tu la mettes à contribution ;-) J'attends la suite !

Sébastien Chion a dit…

Beaucoup plus longs les textes, c'est un vrai plaisir à lire.

Je ne peux m'empêcher de voir des teintes de "Manu Larcenet" et de son "Combat ordinaire" dans ton texte. Oui, ça touche, ça agrippe, ça fait réfléchir.

Un vrai bonheur de découvrir ton parcours ainsi, petit bout par petit bout, anecdote par anecdote... ça touche, ça fait sourire, ça fait rêver. Sans vraiment te connaître, je t'imagine pourtant facilement en train de franchir les portes dans un sens, puis dans l'autre, en suivant un itinéraire moins... linéaire :)

Petite dose par petite dose, petite histoire par petite histoire, il faut surtout pas que j'oublie de repasser régulièrement ici :) Merci !